Textes personnels

 

LE BON SENS À LA SUÉDOISE

Ikea est pour moi plus qu’une marque : c’est un mode de vie. Si bien que l’on pourrait parler d’une génération Ikea, de la mienne en tous cas. Elle m’a accompagnée dans mes nouveaux départs, dans mes déménagements, mes dépaysements, figurant de façon détournée au rang privilégié des moments clés de mon existence.

Je connais leur catalogue par cœur et me jette sur lui avec avidité à peine est-il entré dans ma boîte aux lettres ! J’en dévore chaque décor, en salue l’ingéniosité, m’approprie chaque objet, tentant d’en détourner les usages et m’imaginant un chez moi aux allures de showroom d’Ikea. Plus rien n’est à mon épreuve et j’ose, sans peur du ridicule, rivaliser avec les intérieurs épurés du dernier Elle déco, me procurant à rabais les looks les plus léchés des lofts new-yorkais. Dans cette folie des grandeurs, une rage décorative s’empare de moi. Je m’enorgueillis soudain, faisant dans la foulée un pied de nez aux inconditionnels de Mies Van der Rohe, Le Corbu ou encore Stark, ayant pour ma part trouvé le moyen de me procurer un peu de goût pour pas un sou. De toute façon, je n’ai pas le choix : Roche Bobois est hors de prix, tandis que les imprimés et les modèles aux lignes compliquées de Léon me donnent la nausée rien qu’à l’idée (sans pour autant être particulièrement donnés).

Toute ravie de faire partie de la clientèle captive d’Ikea, jamais il ne m’arrive d’en ressortir les mains vide : au moins quelques serviettes de table ou encore des bougies (de cette façon, je n’aurai pas fait tout ce chemin pour rien, et puis c’est si tentant). Je m’y suis même meublée de a à z à trois reprises, au moment de repartir à zéro. Ils vendraient de la glace à un eskimo et vous aguichent avec des bas-prix défiant toute concurrence !

Si vous ne savez pas ce dont vous avez besoin, pas d’angoisse, on vous propose mille et une idées en vous faisant parcourir l’air de rien quelques kilomètres de vitrine. C’est si facile, il suffit de suivre le marquage au sol ! On apprend au passage quelques mots de suédois et le tour est joué. Et pour peu que, vos chérubins s’amusant paisiblement à l’accueil, vous ayez l’intention de manger un morceau au resto, mieux vaut prévoir au minimum une bonne journée à votre emploi du temps.

Enfin, au moment de passer à la caisse, les si alléchants et riquiquis 1,50 $ et 3,99 $ s’additionnent devant vos yeux, et le préposé de vous annoncer la bouche en cœur un montant bien engraissé. Vous déglutissez de travers, mais par l’odeur de cannelle et des hot dogs alléché, lui tendez, tout ragaillardi, votre carte de crédit.

Viendront ensuite, une fois à la maison, les sempiternels jurons accompagnant l’assemblage des pièces détachées si bien empaquetées (y paraît que c’est pour ça que l’on paie moins cher, du coup on n’ose pas trop se plaindre). Et jamais n’est inscrit sur leurs cartons que toute cette logistique risque de vous mériter plus d’une chicane de couple !

Ouf ! Le plus déconcertant dans tout ça, c’est que j’en redemande ! Y’a pas à dire, ils l’ont l’affaire ! Aucune autre marque d’ameublement n’est en mesure de m’apporter un rapport design-prix aussi compétitif ! Ça doit être ça, le bon sens à la suédoise… D’autres s’y sont essayés sans pourtant réussir. Pas si facile que ça de copier l’intelligence… Je ne peux donc que m’incliner bien bas. Longue vie à Ikea et à ses trémas !

 

MON MONTRÉAL

Montréal et moi ça se décline en « j’t’aime/j’te quitte », une relation houleuse où l’on part en claquant la porte pour revenir en implorant pardon. Je lui ai ainsi dit au revoir près d’une dizaine de fois, en croyant naïvement que c’était pour de bon. Pourquoi la quitter ? Pour toutes sortes de raisons : marre de l’hiver, envie d’ailleurs, d’autre chose, de vieilles pierres, de vin pas cher, de France beaucoup… Puis à leur tour, immanquablement, les villes d’adoption, comme autant d’amants latins, finissaient elles aussi par me lasser. La passion des débuts s’éteignait irrémédiablement pour laisser place au quotidien, avec tout ce qu’il comporte de reproches et de mauvaise foi. Le jeu de la comparaison s’installait à nouveau, mais cette fois Montréal retrouvait de son attrait. Les arguments invoqués : je voulais y revenir pour les miens, mais aussi pour son confort, pour tout ce qu’elle a de nord-américain : sa vie facile, ses appartements bien chauffés, les gens gentils, les administrations efficaces, etc.

Ainsi, les quelques jours précédant chaque retour, je n’y tiens plus et trépigne d’impatience à l’idée de la retrouver. Et celle que je souhaitais jadis à tout prix quitter m’apparaît tout d’un coup désirable jusque dans ses moindres recoins, si bien que même l’échangeur Turcot ou le plus miteux des dépanneurs parvient à m’émouvoir. Tout me dépayse alors, du visage de la Reine sur les billets de banque, aux odeurs brutes de gazon fraîchement tondu.

De Montréal, les touristes nous envient la ville souterraine, l’architecture hétéroclite, la vie cosmopolite, le Mont-Royal, l’été Indien, les escaliers en colimaçon et puis les femmes aussi, qui paraît-il y sont les plus jolies. Nous bien sûr, on a chacun nos repères, nos lieux de prédilection. J’aime les bagels de la rue Saint-Viateur, McGill College illuminée pour les fêtes et le faisceau de lumière de la place Ville-Marie, qui lui donnent des allures de Gotham City. J’aime les nids-de-poule qui font résolument partie du décor, les déménagements du 1er juillet, comme les gratte-ciels qui lui dessinent une silhouette devenue si familière vue de l’autre rive. J’aime qu’elle soit une île. De la sorte, on peut l’admirer avec un peu de recul, en apprécier les dimensions, y pénétrer ou en sortir plus consciemment, le fleuve qui l’entoure la protégeant, majestueux, mieux que les douves d’un château fort. J’aime ses rues à angle droit, la diversité de ses quartiers et de ses influences…

Mais quand, depuis longtemps séparée d’elle, elle me manque viscéralement, ce sont son âme, ses ambiances, ses atmosphères, souvent impalpables, qui me reviennent en tête et me rendent nostalgique : l’odeur du froid, la mélodie à trois notes du métro, le printemps qui débarque sans prévenir, les tempêtes de neige, la nuit, dans les rues désertes, le bruit des voitures sur la chaussée mouillée, l’allure décontractée et rieuse des passants, l’accent, l’humidité d’un trente degrés… Alors si partir c’est mourir un peu, c’est aussi pour mieux renaître et hurler le plus vibrant des « je t’aime ».